Endurante, fiable, bien pensée, la BFG 1300 aura été un météore dans l’histoire de la moto française... mais aussi un regret. Car si elle avait eu le temps de gommer ses défauts de jeunesse, elle aurait pu tenir la dragée haute à la concurrence des GT européennes et japonaises. Il suffit d’essayer l’une d’entre elles pour s’en convaincre.
Lors du 72e Bol d’Or (2008) qui s’est tenu sur le circuit de Magny-Cours les 13 et 14 septembre, une BFG 1300 de 1983 ouvrait la piste en compagnie de vingt-quatre autres motos « historiques », à l’initiative de la Mutuelle des Motards, qui célébrait ses vingt-cinq années d’existence. Une BFG ? Oui, cette grosse GT de fabrication française équipée d’un moteur de bagnole, en l’occurrence celui de la Citroën GS, fabriquée à 2,5 millions d’exemplaires de 1970 à 1986. Que n’a-t-on entendu à propos de cette machine ! Il y a trente ans, elle a pourtant représenté davantage qu’un espoir dans le renouveau de la moto française, tout en faisant rigoler ceux pour qui la bécane est synonyme de sport et de performances. Tu parles, une meule de flic avec un moteur issu d’une caisse de père de famille ! Et cette gueule de plan social taillée à la serpe ? Vilain petit canard des années 1980, la BFG est aujourd’hui une curiosité. Raison de plus pour l’essayer. Celle que l’on vous présente est un modèle de 1985 affichant 179 000 km. Elle appartient à Pascal Haussy, actuel président du club BFG fondé en 1982. En selle !
En images
C’est du lourd Première épreuve, redresser le bestiau penché sur sa béquille latérale... Ouch ! Pour les courts sur pattes dans mon genre, faut y aller d’un bon coup de reins. Non pas que la selle soit très haute, mais elle est large et la BFG accuse quand même près de 290 kg en ordre de marche. Jetons un œil derrière l’immense carénage pour se familiariser avec l’instrumentation, les commandes au guidon étant tout ce qu’il y a de plus standard. Dans le grand bloc compteurs issu de la Renault 5 Alpine figurent tachymètre, compte-tours et tous les voyants : la BFG se plaçait au top niveau de ce qui se faisait de mieux à l’époque dans le segment des GT ultra-équipées. On y trouve en plus une batterie de commutateurs, vestiges de ses débuts dans la police, équipés des feux bleus et de la sirène, lesquels ont été démontés quand madame s’est retrouvée dans le civil. Le contacteur à clé est placé à gauche dans le carénage, la mise en route se fait à la cocotte droite. Un coup de pouce sur le bouton, et le gros démarreur de type automobile fait entendre un halètement lymphatique, suivi de celui du quatre-pattes qui s’ébroue dans un balancement latéral typique des moteurs à cylindres à plat opposés et vilebrequin longitudinal.
Les pots laissent échapper un grondement sourd plutôt sympa, tandis que devant les guibolles, c’est un concert de chuintements de courroies (distribution et alternateur), qui donnent le contralto à l’admission façon baryton, le tout ponctué par le tintement discret des culbuteurs. Le levier d’embrayage à commande par câble est très doux, tout comme l’enclenchement du premier rapport, qui ne se fait absolument pas sentir. On sait juste qu’il est « passé » grâce à l’extinction du témoin « N » au tableau de bord. En revanche, l’attaque de l’embrayage monodisque à sec est brutale et immédiate, mais n’oublions pas qu’il a été conçu, à l’origine, pour arracher la tonne de la Citroën. Le quatre-cylindres aussi, d’ailleurs, et ça se sent ! 10 m.kg de couple à 3 500 tr/min, ça pousse sans que l’on ait besoin de tordre la poignée de gaz. À la manière d’une BMW de l’ancienne génération, le cul de la moto se lève à l’accélération. L’avant devient léger et le poids disparaît comme par enchantement dès que ça roule. Malgré le large guidon de GT, la position est un peu basculée sur l’avant en raison de la longueur du réservoir, dont les angles vifs vous obligent à reculer sur la selle : la BFG est une moto faite pour les grands. Un, deux, trois, quatre, cinq, les rapports passent comme un enchantement, précisément et fermement malgré un débattement important du levier. L’excellente protection du carénage gomme totalement l’impression de vitesse, tout comme l’inertie de la mécanique, qui continue à pulser sans faiblesse...
Tiens, déjà 90 km/h et je ne suis qu’à 3 500 tr/min ! La route se dégage, voyons un peu... 120, 130, et l’aiguille du compte-tours se balance mollement à 5 000 tr/min, avec à peine 300 tours de mieux à 150 km à l’heure. La tenue de route est bonne : un peu molle eu égard au poids important de l’équipage et de l’usure des suspensions, mais tout reste sain, sans répercuter la moindre ondulation ou le moindre frétillement du croupion. En courbe, la BFG accepte la mise sur l’angle sans réticence, mais là encore, vu le poids en mouvement, il faut la tenir en contre-braquant fermement et ne pas hésiter à mettre du gaz pour la relever. Et les freins ? Un peu juste compte tenu de nos références actuelles, mais à l’époque, ils devaient hisser la BFG au rang de ce qui se faisait de mieux chez les grosses cylindrées. Normal, me direz-vous, puisque l’on retrouve les disques fonte pincés par des étriers Brembo à deux pistons opposés qui équipaient les Guzzi et les Laverda, alors considérées comme les meilleures freineuses de leur génération. Une fois convaincu de l’excellente prestation dynamique de la BFG, reste à analyser le comportement du moteur...
Tout pour le couple Là, on rentre dans l’étrange, dans l’inhabituel. Ce gros plein de muscles semble se foutre complètement de votre envie de prendre des tours, comme s’il avait décidé, une fois pour toutes, de faire son boulot sans se fatiguer. Les montées en régime sont longues. Autant ce moteur savait se montrer rageur sous le capot d’une Citroën GS poussée dans ses derniers retranchements, autant il se prélasse à son rythme dans le cadre de la BFG. Ce n’est pas désagréable, mais ce n’est pas exactement ce que l’on attend d’une moto. Comme un moteur de deux-roues, notre quatre-cylindres à plat de 70 chevaux est un super-carré à simple ACT... Mais, conçu au départ pour une automobile de tourisme, il est alimenté par un unique carburateur à double corps monté sur de très longues pipes d’admission ; pourvu d’un volant moteur énorme, il présente donc des caractéristiques favorables à la souplesse et à un couple important à bas régime. Et la BFG a beau être lourdasse, elle pèse quand même 700 kg de moins que la GS, permettant ainsi au moteur de s’affranchir de toutes les allures en restant sur le dernier rapport.
En « tapant » volontairement dans les intermédiaires, la bougresse accélère quand même jusqu’à accrocher une vitesse de pointe fort honorable de 190 km/h. Ça pousse en continu sans jamais donner de coup de pied au cul. En corollaire de ce comportement atypique, le frein moteur se fait attendre quand la conduite devient vive, l’équipage mobile manifestant la même lenteur à redescendre à bas régime qu’il en avait mis à grimper au septième ciel. Le point fort de la BFG, c’est le souffle et l’endurance. Ceux qui pensent que cette moto se traîne en seront pour leurs frais, mais force est de constater que c’est en « enroulant » qu’elle donne le meilleur d’elle-même. En fait, elle évoque un peu la BMW K 100 LT par le caractère linéaire (limite ennuyeux) de la mécanique, en plus lourde. En revanche, elle fait mieux côté douceur de transmission. Quant à la maniabilité, c’est encore un motif d’étonnement.
Non seulement elle tient bien la route et sait prendre de l’angle, mais en plus, elle se joue des demi-tours grâce à un rayon de braquage extrêmement court, en dépit de son gabarit et d’un empattement assez long. Au terme de cet essai, une chose est sûre : aussi modestes soient-ils, les concepteurs de la BFG savaient parfaitement ce que doit être une bonne moto de tourisme. S’il ne fallait juger que sur des critères d’efficacité mécanique et dynamique, leur produit n’avait pas à rougir face à la production japonaise et européenne d’alors. Reste ce poids énooooooorme à l’arrêt, cette finition qui évoque davantage le bricolage que la construction en série, cette gueule tout en angles vifs... Quand la majorité des motos sont censées valoriser leur propriétaire au nom d’impératifs subjectifs (frime, culte de la vitesse, mythe du rebelle, identification aux cadors des circuits), la BFG avait un gros défi à relever. Avec 30 kg de moins, un moteur plus démonstratif et des atours un peu plus sexy, ça aurait pu marcher... C’était d’ailleurs prévu, mais l’argent a manqué et on ne peut pas refaire l’histoire... Dommage.
Merci à Pascal Haussy pour le prêt de sa BFG, et à Philippe Perelle pour la documentation.
1978 Thierry Grange et Dominique Favario, profs de marketing et de gestion à Chambéry (Savoie), s’inscrivent à un concours de l’état pour l’aide à la création d’entreprise. Leur projet concerne une étude sur la fabrication d’une moto française construite autour du moteur de la Citroën GS. Ils s’associent à Louis-Marie Boccardo, un technicien travaillant alors avec les frères Chevallier, qui fabriquent des cadres à Vendôme (Loire-et-Cher). Sélectionnés au concours, ils empochent 100 000 francs de subventions, plus 200 000 francs pour la valorisation du prototype construit à Vendôme.
1979 Création de la SA BFG (Boccardo, Favario, Grange) au capital de 800 000 francs. Bien décidé à poursuivre l’aventure, le trio s’installe dans mille mètres carrés d’ateliers à La Ravoire, près de Chambéry. L’équipe s’agrandit et les protos sont mis à l’essai. Mais la transmission d’origine Moto Guzzi ne résiste pas au couple du moteur de la GS, et comme la firme de Mandello refuse de fournir des pièces renforcées, il faut lancer l’étude de nouveaux éléments mécaniques adaptés au projet : la production en série d’une GT destinée aux administrations (police, gendarmerie) et aux gros rouleurs, face à une concurrence incarnée par la BMW R 100 LT, la Moto Guzzi SP 1000 et la Honda 1100 GL Goldwing.
1980
Une BFG de pré-série accompagne le Tour de France moto en octobre et, malgré le soutien des médias et les avis positifs des tests effectués par les essayeurs (notamment gendarmerie et CRS), les retards s’accumulent et les banques s’impatientent.
1981 Favario et Grange décident de se séparer de Boccardo. Tandis que se tissent des partenariats (Elf, Michelin), Citroën (en fait Peugeot-PSA) fait comprendre à BFG que le développement d’une moto de grosse cylindrée ne fait pas partie des projets, tandis qu’un contexte institutionnel défavorable (réforme du permis, vignette, etc.) n’arrange pas les choses.
1982 Début de la production de la BFG 1300 et livraison des deux premières BFG « clients » au concessionnaire Charles Krajka. En avril, une BFG attelée remporte le Tour de France side-car. En juin, douze BFG de la CRS1 escortent le sommet des chefs d’états du G7 à Versailles, et le président Mitterrand offre une BFG à Juan Carlos, roi d’Espagne. Tandis que la SA BFG (25 salariés) accumule les audits, les dossiers de financement stagnent dans les officines ministérielles. Au total, 300 motos ont déjà trouvé preneurs.
1983
Favario reçoit de François Mitterrand la médaille du meilleur ouvrier de France, avant de la refuser trois jours plus tard en signe de protestation contre les tergiversations des ministères concernés. Faute de capitaux, la production (400 exemplaires construits) s’interrompt à La Ravoire à la fin de l’année.
1984 Pour 450 000 francs, MBK (ex-Motobécane) rachète BFG (10 motos finies, tout l’outillage et 222 motos en commande, dont 70 pour la police, 74 pour la gendarmerie et 18 pour les douanes, 30 pour le marché civil et
30 pour l’export). En fait, 150 motos seront produites à l’usine MBK de Saint-
Quentin (Aisne) jusqu’en 1988.
1989 Les pièces BFG sont rachetées par l’Atelier Précision, fabricant de side-cars à Seclin (Nord), qui continue à assembler des BFG à la demande.
1996 L’Atelier Précision cesse son activité et le stock de pièces est finalement racheté par le club BFG, association fondée en 1982. Le nombre de BFG produites est estimé à environ 600, certaines ayant été acquises aux domaines et réimmatriculés. Selon Daniel André, de l’Atelier Précision, la dernière BFG neuve a été immatriculée en 1996. Il resterait entre 350 et 400 survivantes.
Sources : « BFG, MF, SA Moto Boccardo : enquête sur une décennie d’échecs », de Thierry Cazenabe (Moi-même éditions) et club BFG.
Entretien avec Dominique Favario
Moto Magazine : Vingt-cinq ans plus tard, que faut-il retenir de l’aventure BFG ? Dominique Favario : Quand nous avons démarré en 1978, nous voulions juste construire une moto française dans un secteur où le savoir-faire et la culture avaient disparu... Nous avons travaillé autour d’un moteur de voiture, parce que nous n’avions pas autre chose, mais un tel moteur est d’abord conçu pour être fonctionnel, pas pour être beau, et il nous fallait avant tout concevoir une moto fiable... Nous avons envisagé d’adapter sa puissance à la moto, car il avait un gros potentiel, mais Peugeot (PSA, propriétaire de Citroën) ne nous a pas aidés. Quant à l’esthétique discutable de la BFG, là aussi on a fait avec des petits moyens. Mais la Cobra, qui n’a pas eu le temps de sortir, avait un design très intéressant... Pendant sept ans, j’en ai vu de toutes les couleurs. Je travaillais le jour pour vivre et la nuit pour faire avancer BFG. Quand nous avons jeté l’éponge, c’était l’overdose. M. M. : Des regrets ? D.F. : Non, car cet investissement personnel a été une expérience très enrichissante, très formatrice... Pas de regrets, donc, mais de l’amertume ! Ces sept années de travail n’ont servi à personne. MBK (qui a racheté BFG) n’a rien fait... Dix ans plus tard, les créateurs de Voxan nous ont ignorés eux aussi, malgré une expérience qui aurait pu leur être profitable.
Club BFG
Pascal, le président, a acheté sa première BFG en 1991. Il possède également une BFG attelée.
Le club BFG a été fondé en 1982. Son premier président fut Thierry Grange, le « G » de BFG. À l’époque de la production, les clients devenaient automatiquement membres du club. Présidée actuellement par Pascal Haussy, l’association compte environ 200 adhérents. Elle gère aujourd’hui la totalité du stock de pièces (25 000 € de chiffre d’affaire), et fait refabriquer des sous-ensembles en petites séries. Si quelques pièces moteur sont désormais introuvables (Citroën ne les fabrique plus), Pascal assure qu’il est encore facile de rouler en BFG au quotidien. Certaines machines dépassent les 300 000 km, ce qui en dit long sur la fiabilité du moteur. Le club BFG est présent dans les grandes manifestations de motos, ainsi que celles organisées par les collectionneurs de Citroën. Un bulletin de liaison et un site Internet permettent de maintenir le contact.
Moto Club BFG, 35 rue Hardouin-Mansart, 45380 La Chapelle-Saint-Mesmin. http://bfg.asso.fr/
Bibliographie BFG et les motos françaises en général...
Pour en savoir plus, il faut lire le livre « BFG, MF, SA Moto Boccardo : enquête sur une décennie d’échecs », écrit en auto-édition par Thierry Cazenabe, qui s’est pris de passion pour les motos françaises. Écrit en 1998, cet ouvrage d’une précision remarquable est le fruit d’une recherche menée pendant quatre ans. Des premiers essayeurs bénévoles de la BFG aux rebondissements économico-politiques des années 1980, en passant par des entretiens avec Grange et Favario, cofondateurs de BFG, ce livre se lit comme un roman où se croisent les conseillers et les proches de Mitterrand, des pilotes, des journalistes et des personnalités du monde de la moto (Guy Ligier, étienne Godard, Nicolas Hulot, Xavier Maugendre, etc.). Thierry Cazenabe est aujourd’hui un spécialiste de la moto française de ces trente dernières années. Il édite un journal annuel et un site Internet baptisés « Vous avez dit motos françaises », où l’on peut suivre notamment l’actualité de Barigo et de Voxan. www.vadimof.fr
[BFG, MF, SA Moto Boccardo : enquête sur une décennie d’échecs », 25 €
port compris, http://boutique.motomag.com/bd-moto/619-bfg-mf-sa-moto-boccardo-enquete-sur-une-decennie-dechecs.html]